Vie et mort d'un agriculteur
Quand j’étais plus jeune, je voulais être agriculteur. J’avais fait mon stage de 3ème dans une ferme, chez un éleveur de porcs, ami de mon père. C’était une belle ferme, un GAEC à 4, avec les deux fils qui vivaient encore dans la maison familiale, et un oncle, qui habitait juste en face. Des générations de paysans d’une même famille s’étaient succédées sur cette terre du bocage deux-sévrien. L’année dernière ce monsieur est décédé, des suites d’un cancer généralisé, de ceux dont les paysans meurent après avoir inhalé toute leur vie des saloperies à la composition chimique trouble. Je me souviens que ce monsieur qui s’appelait Albert était d’une gentillesse et d’une douceur avec ses animaux qui m’avaient marqué. Pourtant, il pratiquait l’agriculture intensive: les truies dans 2 m2 et 15 porcelets autour, sur caillebotis intégral (une sorte de plancher troué à travers lequel passent les déjections, sans lit de paille). Quand une truie mettait bas, elle restait quelques jours entourée de ses petits qui étaient rapidement sevrés, puis on attendait qu’elle soit à nouveau en chaleur pour lui enfoncer une durite dans le vagin, et lui envoyer la semence d’un cochon mâle prélevé à l’autrebout de la France. Et le cycle recommençait, jusqu’à ce que la truie montre ses premiers signes de fatigue, puis qu’elle soit définitivement considérée comme trop vieille pour sa mission de procréation intensive, et qu’elle finisse sa vie en saucisson. Tous les gens que je voyais dans cet environnement aimaient les animaux, je l'observais, je le sentais, c’était parce qu’ils aimaient les bêtes qu’ils avaient choisi d’être à leur tour agriculteurs, mais ils pouvaient câliner un porcelet vivant comme ils devaient souvent se pencher pour en ramasser des morts, qui finissaient dans une benne, malheureux petits qui avaient été trop faibles pour survivre aux premières heures, ou que leurs mères avaient tués, car dans l’enfermement et le stress permanents dans lequel elles vivaient 24/24 jusqu’à leur départ pour l’abattoir, les truies s’en prenaient parfois à leur progéniture. Ces porcelets morts étaient alors comptabilisés et apparaissaient dans les statistiques, dont les techniciens des coopératives se flattaient certains jours d’être inférieures à celles des mois précédents. La mort d’un animal, si elle l’était dans les cœurs (je le voyais aussi), n’était pas un événement tragique dans les faits, c’était un chiffre dans un tableur Excel. De la perte acceptée dans un modèle d’agriculture qu’on estimait bon. Il fallait du rendement, du rendement et toujours du rendement.Les sentiments n’avaient pas leur place dans l’équation agricole. A cette époque-là, on ne parlait pas non plus d’écologie, le bio n’existait pas ou très peu, et les fertilisants étaient utilisés sans vergogne, car c’était simplement la norme.
J’avais un oncle aussi, chez qui je traînais souvent pendant les vacances. Il était éleveur laitier et est mort il y’a une quinzaine d’années, à 50 ans. Il était fils d’agriculteurs modestes et n’avait pas eu la chance d’hériter des terres qu’il exploitait. Il devait donc les louer, et jamais dans sa vie de paysan, il ne connut l’aisance financière. En réalité, il était pauvre. On ne le voyait pas pauvre car il possédait deux tracteurs et des bâtiments, et dans nos esprits la possession est symbole de richesse, mais tout ça appartenait à « la banque ». C’était comme ça: un agriculteur s’endettait, travaillait sans relâche, tentait de rembourser ses emprunts en se privant de vacances et d’un salaire décent, et quand il y parvenait, devait réinvestir aussitôt, sous peine d’accuser un retard technologique. Alors pour joindre les deux bouts, sa femme, contrairement à leur plan initial, celui dont ils avaient rêvé sur l'oreiller et auquel ils avaient cru, travaillait à côté. C’était une vie « pris à la gorge ». A ça, il fallait ajouter les autres, ceux qui sans la connaître critiquaient le fonctionnement de l’agriculture moderne, et par là même les agriculteurs. Mais quand avaient-ils le temps de se poser, pris qu’ils étaient dans l’engrenage, de la paperasse, des déclarations, des demandes d’aides. Quand disposaient-ils de la trésorerie nécessaire pour virer de bord? Pour passer d’un modèle décrié à un modèle plus respectueux de l’environnement et des bêtes? Et comment l’annoncer à un créancier qui leur avait prêté de l’argent contre la promesse de produire toujours plus? A ça, il fallait ajouter les autres: ceux qui a des milliers de kilomètres de chez lui, produisaient des céréales et du lait que des industriels de l’agroalimentaire français préféraient à sa production à lui, et dont, comme tous les pauvres de France, il finissait par être lui-même client. Quand je demandais à mon cousin s’il pensait « prendre la suite » de son père, selon l’expression consacrée et comme le voulait la tradition, il me répondait Non, et c’était un non qui ne voulait pas dire Je n’en ai pas envie, mais Non, il ne vaut mieux pas, ou peut-être pire: Non, mon père ne veut pas. À l’époque, la pudeur ou la fierté de mon oncle, ou un mélange des deux, nous empêchait de savoir à quel point son quotidien était dur. Je me souviens qu’il quittait systématiquement les fêtes de famille à 18h pour aller traire ses bêtes, et revenir une fois le boulot fait, vers 21h. Pendant ces 3h, il ratait plusieurs parties de palets vendéens qu’il affectionnait tant, mais il réapparaissait néanmoins avec le rictus orgueilleux de celui qui est allé bosser un dimanche, et qu’on respecte pour ça. Autour de la quarantaine, à son verre de rouge de 10h, l’heure du pâté-cornichons, et à ceux du déjeuner, il a peu à peu ajouté d’autres verres, puis bientôt plus de verres, juste une bouteille planquée dans la salle de traite ou à côté du siège du tracteur. Je me souviens l’avoir vu pleurer, un soir d’été, alors que je tournais autour des vaches dans l’espoir qu’il me parle d’elles comme il l’avait parfois fait. Le jour de sa mort, je me souviens aussi m’être dit qu’il avait eu bien du courage et de la dignité pour porter son fardeau sans jamais craquer en public. Mais combien de fois avait-il pleuré seul, derrière ses vaches, en collectant ce lait qui ne le nourrissait pas?